CULTURE CHRONIQUE
Le temps d'une histoire, par Francis Marmande
Mathé, vous voyez ?
Non ?
Mathé Peyrecave, de Condom, dans le Gers. Celle qui fume la pipe. Toujours pas ?
Allons : Mathé, la costumière de théâtre... Sa petite silhouette un peu voûtée, son visage de passereau, ce rire étincelant, toujours coiffée d'un bibi. Mathé qu'on voit à peine, tant elle est discrète, on ne voit qu'elle : où ? Partout. Dans les galeries gore (Guigon), près des musiciens précieux (Thollot, Berrocal, Pauvros), à l'ombre des peintres en fleur (Michel Potage), jamais très loin de Roger-Edgar Gillet quand il était de ce monde, partout — fêtes politiques, concerts déjantés, rosaires de punk campagnard —, partout où ça bouge. Partout où ce bouge n'est pas homologué par les riches, les pourvus, les branchés, les installés et les nigauds. Classe contre classe. Lutte finale.
Mathé, allons... Toujours pas ?
Alors, c'est comme si vous aviez traversé les quarante dernières années en regardant ailleurs.
Libre autant qu'on peut l'être, Mathé, auteur et éditeur (26, boulevard Saint-Michel : mais à Condom, 32100), publie Le Temps d'une histoire. Elle est l'auteur de très notables Aventures vélocipédiques de Popof et d'autres contes, on y reviendra. Le Temps d'une histoire se présente en trois tomes, imbriqués ou indépendants, bien significatifs de toutes les vies, artistes, activistes, qu'on vient d'évoquer. On peut au choix les lire ensemble ou séparées.
Il se tient à la Galerie Guigon, 39, rue de Charenton, derrière l'Opéra Bastille, une exposition R.-E. Gillet : "Tempêtes et mutants" (jusqu'au 18 février). Tout le "bouillonnement de flots noirs en furie" propre à Gillet (Hervé Eon) y est, en particulier dans une petite série de dessins inédits. En version papier, Gillet ne les trouvait pas assez lourds. Guigon les a collés sur des plaques de zinc. Allez voir ça. Passez par la Maison Victor Hugo, place des Vosges ("Paysages de mer", par Victor-Hugo, jusqu'au 5 mars), les noirs, les taches, les vagues, les écumes, les bouillonnements, du même ordre. Même tourment.
Devant une toile sans titre de Gillet, dimanche 12 février, il s'est produit un des événements les plus irrésistibles de ce début de siècle. Mathé, en guise de présentation de ses trois histoires, juchée sur un vélo d'appartement, en tenue de coureuse sans l'affreux casque moderne, pédalait, son livre à la main. Elle lisait. Elle lisait ce qui l'intéresse le plus, outre les fêtes politiques, la peinture à l'huile, les trompettistes gothiques : elle lisait des histoires de campagne, de pauvres gens joyeux et de coureurs cyclistes : Anglade, Rousseau, l'héroïque Graczyk (c'est lui, Popof), Bahamontès, "L'Aigle de Tolède", Dolhats, "Bébert les gros mollets", les deux Darrigade, André et Roger, les héros, les sans-grade et tous ceux qui s'appellent Roger dans le vélo.
Lire à vélo n'est pas commode. Aussi loin du micro que Lacan en séminaire ou Paul Gonsalves en concert, Mathé ne laissait deviner que des bribes subliminales. Le bidon à la main, Jacqueline Larrieu, fidèle illustratrice de ses histoires, ravitaillait d'un petit godet de tariquet la championne en plein effort. Autour, Sato Makoto (percussions), Foussat aux ordinateurs, complétaient les effrayants larsens de Pauvros, guitariste de 2 mètres qui vous ferait passer Jimi Hendrix pour Narciso Yepes. Le tout, charmant, gracieux, sans la moindre prétention des "performances" bon chic bon genre qu'on lorgne sur Paris Première. Une petite action dominicale, comme il s'en trouve dans le quartier : lecture de Graal Théâtre par Florence Delay et Jacques Roubaud, il y a peu, interprétation de l'opéra-récitatif Canal Tamagawa, de Philippe Adam et Ravel-Chapuis (éditions Verticales) vendredi dernier, etc.
Comment être au courant ? Simple. A force de connaître Mathé, par passion pour Jean Graczyk, ou en passant devant. C'est tout. Comme dans la vie.
FRANCIS MARMANDE
Article paru dans l'édition du Monde, datée du 16.02.06
© Le Monde
Photographies © Galerie GUIGON