Département d'Éducation Psychique Live at Ohm
Jean-Marc Foussat Synthi AKS & voix Enregistré le 17 février 2016 à Berlin
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Les scènes de la techno et de la musique improvisée se regardent parfois en chiens de faïence, en s’échangeant des frustrations symétriques — souvent basées sur des malentendus : plaire « au large public » ou faire de « la musique sérieuse » — qui trouveraient chez l’autre sa propre rédemption. On connaît les résultats superficiels issus des collaborations opportunistes à partir de ces prémisses. Car si les historiens de la musique électronique ont depuis longtemps cherché à rassembler et célébrer les « inventeurs de son » d’où qu’ils viennent, dans la pratique, les différences de culture et d’objectifs peuvent rester têtus. Si l’on se place à l'échelle des genres musicaux et des scènes, il n’y a rien à espérer a priori de ce type rencontre. Quand Xavier Ehretsmann, l’animateur du label et des soirées DDD, propose à DRESVN & Jean-Marc Foussat de jouer ensemble pour une soirée dans le club parisien La Java, il parie avant tout sur la rencontre de deux styles personnels, déjà à la marge de leurs scènes respectives : DRESVN (Dynamo Dresden & SVN), auteurs de miniatures synthétiques exotiques, modales, songeuses, où le rythme et la danse sont toujours présentes et Jean-Marc Foussat expert en assemblages de matières hétéroclites qu’il orchestre souvent en assauts soudains et rémissions inquiètes. Alors Ehretsmann mise sur l’idée que peut-être, ces extrémités se touchent et que leur contact peut générer de singuliers magnétismes. Il sait aussi les petits miracles qui interviennent quand les musiciens se mettent à la merci des occasions magiques de l’improvisation live. Après un premier témoignage de cette rencontre depuis renommée Département d’Éducation Psychique (DEP), parue l’an passé chez Acido, l’expérience continue et s’affine avec ce nouveau disque prévu chez Fou Records, mise à plat d’une nouvelle performance idéalement placée sous le signe de l’Ohm, haut-lieu de la techno berlinoise. DEP pousse un cran plus loin le déconditionnement vis à vis de ce que le petit peuple de la musique électronique croit connaître de la musique de synthétiseur. Ici, nuls arpèges épiques érigés en ritournelles jusqu’à l’épuisement, pas plus qu’informes traversées de blips et de zigouigouis. À partir d’un synthi AKS et de petits claviers et magnétos, le trio déploie toute la sagesse musicienne d’un usage vraiment poétique des machines : c’est à dire moins rétromaniaque, moins admiratif des possibilités de la machine, tout simplement plus libre. Ainsi rendus indifférents à l’esprit du temps et tout entier sensibles à l’esprit du moment, on peut se livrer avec eux à toute l’attention et à toute la rêverie nécessaire pour saisir ce qui se joue de « fugitif » et d’instants précieux dans cet agencement. Je pense en particulier à une sagesse d’arrangement, car toutes les sonorités ici sont mises en perspective, nuancées en jeux d’ombres, composées en volumes solides et en volutes légères ; une sagesse de style, car loin de la forme parfois engoncée de « l’étude » ou du minimalisme répétitif propre à leurs scènes respectives, des élans quasi-lyriques redeviennent ici permis; et par-dessus une sagesse qu’on dira « de répertoire », car tous ces timbres délicieux, tous ces « sous-instruments » désormais identifiés que sont les amples sinusoïdes basses qui vous massent les synapses, les notes aiguës et digitales qui morphent et deviennent liquides en accents « paniques », et tant d’autres qui attendent qu’on trouve les mots pour les nommer… Tout cela est ici mobilisé à la fois, et c’est un des principaux effets de leur musique, que de rouvrir ainsi un aperçu de la richesse d’expression de la musique électronique, dès qu’on la sort un temps de son fétichisme du minimalisme ou du matiérisme. Le DEP est notre guide pour une paradoxale discipline de la contemplation, des petits exercices d'écologie de l’esprit dans son milieu. Sans arrêt, ce disque en préparation nous mène de climat diffus à des formes concentrées, pour mieux faire le chemin arrière. Il y a là quelque chose du loisir qui consiste à regarder les nuages jusqu’à ce que ceux-ci « prennent figure » pour nous livrer un indice décisif sur le cours des choses. C’est la moindre des vertus de cette alliance heureuse et improbable, que de tirer partie de tous les artifices, afin de rouvrir un peu le champ de nos perceptions, et nous montrer ce qu’elles peuvent avoir de fondamental. Guillaume Heuguet
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